"MANUFRANCE"
Le dernier voyage

 

Mars-avril 1988

J'entre dans ce lieu mythique, Manufrance. Mission : y séjourner six jours pour faire des photographies, 6 jours c'est peu pour une surface si grande, une histoire si lourde ...

Conscient de l'importante de la tâche, saisi d'une mission unique devant produire matière à mémoire, à souvenir, responsable d'un morceau d'écriture pour les générations futures, de l'album de ce monument au sein duquel une tranche d'histoire exceptionnelle de l'industrie française s'est déroulée, rythmant, berçant, organisant la vie d'une cité, l'existence de milliers de gens, la destinée de centaines de familles, j'entrais en ce lieu avec gravité.

Premier jour, la porte s'ouvre sur le bâtiment du cours Fauriel, origine du lieu, cellule primordiale à partir de laquelle s'élèveront plus tard les autres édifices. Émerveillement immédiat devant cette architecture métallique de la seconde moitié du XIX e.s, coursives, passerelles accessibles servies par des escaliers aux allures de coquillages westoniens, gracieux passages entre l'en-bas et l'en-haut. Le tout couvert d'un ciel de poutrelles et de verres cathédrales filtrant une lumière diaphane, illuminant ce grand vide d'où l'homme est désormais absent mais dont il reste le poids, la présence invisible. Ce grouillement, ce brouhaha passé est suspendu au silence qui retient son spectre. Fermons les yeux, laissons notre imaginaire en marche et écoutons les…écoutez les…

Un gardien aux mille clefs, serrées en un énorme trousseau, digne des grandes demeures, m'accueille. Il me tend le paquet, bouquet aux pétales métalliques, prometteur d'enchantement, et me voici Alibaba détenteur de mille sésames.

Comment faire? dois-je tout visiter d'abord et sélectionner les lieux pour y revenir faire des images? Non, le temps m'est compté. Je décide donc d'entreprendre une déambulation systématique, pièce après pièce, dont l'aventure s'emplira d'images au fur et à mesure qu'à mes yeux se dévoileront un couloir, une salle, un bureau, un hangar, des toilettes, un laboratoire, etc… Je me rappelle de l'excitation grandissante, de l'émotion qui s'installe au fil des jours, de cette relation symbiotique qui s'impose, épicée d'histoire, de sensations, de non présence, de ces écritures posées aux murs sur des panneaux rappelant qu'ici des êtres de chair et d'os ont foulé ce sol, foulé à présent par mes propres pas, sillons de la mémoire, sueur des ouvriers, de mes ancêtres, de nos ancêtres. Et quel plaisir poétique, humain dans cette expérience là. Mais aussi quelle frustration que de devoir fermer la porte au sixième jour et laisser là, à tout jamais ce grand navire fantôme. Heureusement, les images restent pour témoigner et remémorer ces moments d'euphorie.

Juin 2000

Retour à l'origine après douze années. Les images vont décorer ce lieu où mes pas se sont posés, où mon boîtier sur pied a scruté de son œil précis, sûr, mais sensible cet édifice en désolation, en dépression. Mémoire, souvenir, souffrance, tout est là, tout est dit dans ces quelques centimètres en noir et blanc et en couleur. Cette exposition est un juste retour des choses, l'album qu'un photographe restitue à cette vieille dame dont Christian Soleil nous parle, engoncée dans ses nouveaux habits du post-Manufrance dont les vieux os, carcasse invisible cachée par le béton moderne, pourront désormais se réchauffer aux images du passé.

                                                                                           Alain Hervéou,  juin 2000