J'entre
dans ce lieu mythique, Manufrance. Mission : y séjourner
six jours pour faire des photographies, 6 jours c'est
peu pour une surface si grande, une histoire si lourde
...
Conscient
de l'importante de la tâche, saisi d'une mission
unique devant produire matière à mémoire,
à souvenir, responsable d'un morceau d'écriture
pour les générations futures, de l'album
de ce monument au sein duquel une tranche d'histoire
exceptionnelle de l'industrie française s'est
déroulée, rythmant, berçant,
organisant la vie d'une cité, l'existence de
milliers de gens, la destinée de centaines
de familles, j'entrais en ce lieu avec gravité.
Premier jour, la porte s'ouvre sur le bâtiment
du cours Fauriel, origine du lieu, cellule primordiale
à partir de laquelle s'élèveront
plus tard les autres édifices. Émerveillement
immédiat devant cette architecture métallique
de la seconde moitié du XIX e.s, coursives,
passerelles accessibles servies par des escaliers
aux allures de coquillages westoniens, gracieux passages
entre l'en-bas et l'en-haut. Le tout couvert d'un
ciel de poutrelles et de verres cathédrales
filtrant une lumière diaphane, illuminant ce
grand vide d'où l'homme est désormais
absent mais dont il reste le poids, la présence
invisible. Ce grouillement, ce brouhaha passé
est suspendu au silence qui retient son spectre. Fermons
les yeux, laissons notre imaginaire en marche et écoutons
les…écoutez les…
Un gardien aux mille clefs, serrées en un énorme
trousseau, digne des grandes demeures, m'accueille.
Il me tend le paquet, bouquet aux pétales métalliques,
prometteur d'enchantement, et me voici Alibaba détenteur
de mille sésames.
Comment faire? dois-je tout visiter d'abord et sélectionner
les lieux pour y revenir faire des images? Non, le
temps m'est compté. Je décide donc d'entreprendre
une déambulation systématique, pièce
après pièce, dont l'aventure s'emplira
d'images au fur et à mesure qu'à mes
yeux se dévoileront un couloir, une salle,
un bureau, un hangar, des toilettes, un laboratoire,
etc… Je me rappelle de l'excitation grandissante,
de l'émotion qui s'installe au fil des jours,
de cette relation symbiotique qui s'impose, épicée
d'histoire, de sensations, de non présence,
de ces écritures posées aux murs sur
des panneaux rappelant qu'ici des êtres de chair
et d'os ont foulé ce sol, foulé à
présent par mes propres pas, sillons de la
mémoire, sueur des ouvriers, de mes ancêtres,
de nos ancêtres. Et quel plaisir poétique,
humain dans cette expérience là. Mais
aussi quelle frustration que de devoir fermer la porte
au sixième jour et laisser là, à
tout jamais ce grand navire fantôme. Heureusement,
les images restent pour témoigner et remémorer
ces moments d'euphorie.
Retour
à l'origine après douze années.
Les images vont décorer ce lieu où mes
pas se sont posés, où mon boîtier
sur pied a scruté de son œil précis,
sûr, mais sensible cet édifice en désolation,
en dépression. Mémoire, souvenir, souffrance,
tout est là, tout est dit dans ces quelques
centimètres en noir et blanc et en couleur.
Cette exposition est un juste retour des choses, l'album
qu'un photographe restitue à cette vieille
dame dont Christian Soleil nous parle, engoncée
dans ses nouveaux habits du post-Manufrance dont les
vieux os, carcasse invisible cachée par le
béton moderne, pourront désormais se
réchauffer aux images du passé.