Le métier de photographe
tel que le pratique Alain Hervéou est le type même
du métier qui ne s'apprend pas. Il consiste à placer
les objets du monde visible, devenus invisibles par la gomme de
l'habitude, dans une position insolite qui frappe le regard de l'âme
et leur donne de la tragédie.
Il s'agit donc de compromettre la
réalité, de la prendre en défaut, de l'inonder
de lumière à l'improviste et de l'obliger à
dire ce qu'elle cache.
Alain Hervéou nous en apporte
une preuve éclatante. Il a photographié les locaux
de Manufrance à l'heure où les pelleteuses et les
bulldozers s'apprêtaient à les détruire pour
certains, à les transfigurer pour d'autres. Il en résulte,
grâce à l'angle de ses prises, que l'escalier le plus
médiocre y trouve de la grandeur et un drame de solitude.
Mais cédons-lui la place…
Un appareil photographique n'est
autre que le troisième œil de l'homme qui l'emploie.
L'album d'Alain Hervéou est donc un livre de poèmes.
Poèmes admirables où le crime éclate encore
davantage que par le spectacle des décombres.Manufrance est
un sphinx. Photographier un sphinx, voilà qui relève
plus des prouesses de l'âme que des impératifs techniques.
Bien sûr, il faut savoir comment placer son objectif, quel
angle adopter qui dévoile une perspective nouvelle, saisir
au bon moment le rayon de soleil qui s'infiltre au travers d'une
verrière entrouverte, qui passe en silence et glisse comme
une ombre en route pour des mondes inconnus. Bien sûr, il
faut savoir tout cela. Mais ça ne suffit pas. Il faut d'abord
apprivoiser la vieille cité. Car ce sphinx en est une, ou
tout du moins, il se déguise. Il faut savoir lui plaire.
Sans jamais chercher à lui plaire. C'est là qu'est
toute l'ambiguïté. Il ne s'agissait pas de traquer la
beauté sous sa forme la plus visible, la plus immédiate,
une beauté de carte postale en somme, mais de trouver le
beau sous les objets les plus laids, les plus quotidiens, les plus
utiles. La beauté comme projection humaine dans l'objet.
Il se pourrait bien que toutes ces beautés ne soient pas
celles de Manufrance, mais une forme particulière de sueur
d'âme de l'artiste.
Finalement, Manufrance est une
vieille coquette. C'est ce qu'Alain Hervéou a compris, déchiffrant
du même coup la première énigme de ce sphinx.
Et la vieille coquette, reconnaissante de ce portrait qui lui redonne
du cachet, s'est livrée plus que de coutume au regard du
photographe.
Six jours durant, Alain Hervéou
a pénétré en son sein, s'est mis à l'écoute
de l'étrange symphonie de couleurs et de lumières
jouée spécialement pour lui par le Nemo inconnu de
ce bien étrange navire. Six jours durant, il a pris le large,
seul, sur une mer de planches qui lui murmuraient les échos
des activités anciennes. Alain Hervéou a choisi de
défaire ses chaînes et de céder aux appels des
sirènes, seul et libre. Il n'avait rien à prouver,
à montrer ou à démontrer, il était simplement
à l'écoute.
Le secret du sphinx, c'est qu'il
n'y en a pas. D'où l'urgence de le préserver. Les
photos d'Hervéou le montrent : tout est dans le regard. Manufrance
est un sphinx, une femme, un navire, une symphonie ou une mer de
planches. Manufrance n'existe pas. Et Alain Hervéou lui a
prêté son âme. Alors Manufrance sera de toute
éternité, par la simple force que ce qu'on imagine
a existé, existe ou existera. Les murs n'ont pas d'importance
: ils peuvent les tomber, les habiller, Manufrance dormira dessous,
dormira mais ne mourra pas. Et il ne tiendra qu'à elle, un
jour, de secouer sa vieille carcasse intacte, cheveux au vent, et
de s'allonger sur le bord du Cours Fauriel dans un déjeuner
de soleil.
Christian Soleil,
6 janvier 1990
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