Face
au cadavre de papa, seul, anéantit
par le désespoir, une foule de
questions m’assaillent. Absence,
vacuité, sont parmi les sensations
qui me viennent. Il repose là devant
mes yeux mouillés, inerte, inhabité.
Où est-il celui que j’ai
tant aimé ? Où se trouve
la force vitale qui tenait son être
debout ?
Maintenant il apparaît simple enveloppe.
Plus aucun mouvement, geste, souffle ne
le feront vibrer. Immobile, vide, désincarné,
il n’est plus là.
Et cette dépouille même je
vais la perdre, ne plus jamais pouvoir
être en sa présence, la toucher,
l’étreindre, lui parler.
Alors je lui caresse le front, les joues,
les lèvres, je lui prends les mains
désormais rigides et glacées,
je l’embrasse et lui cause. Je lui
porte un hommage tendre, il le faut, ce
sont les derniers instants où nos
peaux entreront en contact. Il est nécessaire
que je préserve, pour notre éternité,
ces précieuses minutes. Que je
puisse me remémorer ces derniers
frôlements, ce dernier temps de
l’amour.
Je dois faire des photographies, l’idée
s’impose, témoignage du recueillement
présent, de ce qui restera à
tout jamais au bout de cet être
admiré, adoré. Je veux lui
rendre un hommage posthume. Au milieu
de mes larmes et de mes tendresses je
sors mon téléphone portable.
Une foule d’images futures me hantent.
Elles sont en relation avec celles que
je lui connais, de son histoire, depuis
sa jeunesse, jusqu’à maintenant,
derniers instants. Je dois les réunir,
je dois les relier, les mettre en boucle,
pour rendre compte de lui.
La photographie convoque les souvenirs,
les extirpe du fond de nos êtres,
gardienne de la mémoire visuelle.
Faisant confiance à Balzac, il
me faut capturer les spectres de mon père
mort, prélever d’ultimes
couches, pellicules de son essence. Téléportation
finale d’une part de lui, indice,
trace de son être inscrit sur le
capteur numérique, traduit en binaire
pour jamais. Me faisant l’Anubis
de ce Fayoum personnel, “Veilleuses
de la nuit éternelle” chères
à Malraux.
“La photographie rejoint l’intensité
du souvenir et presque la réminiscence
proustienne. Elle saisit, ici, ce que
Lacan appelle “le trait unaire”,
ce trait unique et inqualifiable qui est
l’essence d’un être”
écrit Roland Barthes.
Toutes ses références chavirent
en moi, j’y entrevois la possibilité
d’une mise en présence future.
Le déplacement s’opère
bien dans l’acte photographique.
Les particules lumineuses, photons, matière
réfléchie par les corps,
transportée dans l’ éther,
focalisée par l’objectif,
produisent l’empreinte, la trace
du sujet. Et lorsque mes yeux regardent
cette photographie se joue à l’inverse
la relecture de cette lumière fossile
du ça a été me mettant
en présence directe avec le sujet
disparu. Je voyage alors dans le temps
à la rencontre de l’autre
qui n’est plus. La téléportation
s’accomplie dans les deux sens du
passé vers le futur et du maintenant
vers le passé.
Mais et c’est là que le trouble
s’imisce, la mort ne joue telle
pas sur le registre du voyage vers une
dimension autre, innacessible à
nos sens, dont nous aurons la réponse
plus tard. Il y a donc un double jeu à
photographier la mort et à lui
réinventer le vivant.
Alain Hervéou, avril
2010
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